jeudi 23 mai 2013
Les yeux demi-clos : Pharoah Sanders au New Morning
Pharoah Sanders à les yeux demi clos, les paupières tombées sur des globes indifférents, clairs comme des lunes se reflétant dans une eau sombre. Il me semble y voir le premier signe d'un monde inversé, qui ne serait plus basé sur le jeunisme musical hérité des 60's. Un monde étrange où l'industrie musicale ne se focaliserais plus sur l'adolescente de 14 ans. Un monde ou il n'y aurait personne en dessous de 70 ans sur scène.
Et ça pourrait être amusant : les concerts seraient plus apaisés, longs ou erratiques. Ils commenceraient toujours en retard, et il faudrait systématiquement une pause au milieu, pour toutes les raisons que vous imaginez. Leur qualité ne seraient plus indexée sur la tension ou la brutalité des sons, mais sur leur lenteur, leur apparition ou leur disparition soudaine, quand ils leur plairaient.
Les stars des charts ne seraient plus Lady Gaga ou Emmanuel Moire, tout simplement parce que l'idée même de décerner des félicitations pour des quantité vendues semblerait un peu futile et le public se hâterait lentement de célébrer des artistes comme Brigitte Fontaine (73 ans), Ornette Coleman (83 ans), Lee Scratch Perry (77 ans), Terry Riley (77 ans) ou Pharoah Sanders (72 ans).
Bien sûr il y aurait des mécontents, comme l'ingénieur du son du New Morning de l'autre soir, menacé d'égorgement gestuel par le batteur et que Pharoah semble avoir lui aussi pris en grippe. A la pause, je me rapproche de la console pour avoir un peu plus d'infos. L'ingénieur du son, la tête dans les mains : "'pffff, y se lève à 14h, y vient pas à la balance et après y gueule pour qu'on lui change son micro en plein set... ça fait trois fois que je fais le son pour Pharoah - oui, récemment - et c'est la première fois qu'y me fout un tel bordel..."
C'est vrai que passé le premier morceau, une petite merveille comme "Sun In Aquarius", qui laissait présager le meilleur, Pharoah fait des signes pour qu'on lui monte son volume, puis semble boudeur, joue un peu, ne joue plus, joue volontairement à 2m du micro, s'assoit en bout de scène, reprend son souffle ou boude encore, part en loge, y reste 10 min, revient, reboude, se cale le dos sur le bord d'un pilier près de la sortie, avance d'un pas lent comme freiné par des pantoufles sur une moquette épaisse et rejoue de belles envolées. Son trio est plutôt bon et essaye d'assurer pendant les promenades de leur saxophoniste. Puis après toutes ces pauses, c'est la pause officielle : on nous prévient que Pharoah sera de retour dans 15 min. Je sors fumer une cigarette. Dehors le batteur de Pharoah me confirme qu'il a effectivement un problème de larsen dans son retour de caisse claire, mais bon il fait avec. Devant moi un vieux monsieur au dos vouté portant un T-shirt Public Enemy, vient se plaindre au videur d'une voix éraillée par l'alcool, qu'il y a "beaaaaucoup" trop de jeunes qui fument des joints devant la porte, ouais là-bas.
Puis Pharoah reprend son set et ses flâneries scéniques - peut être un peu moins cette fois ci ? - et je quitterai progressivement la salle, encore suivi de quelques solos de sax dans la rue, obsédé par ses yeux parfaitement demi clos dans lesquels je retrouve les fascinants mouvements arthritiques de Brigitte Fontaine qui cherche la Porte Dorée, le costume blanc aux dégoulinures bleues roses d'Ornette Coleman appuyé sur un tabouret haut et la colère apaisée de son langage musical, les habits sombres et les notes fantômes du piano de Terry Riley et les déraillement de voix de Lee Perry ajoutant au punk de ses cheveux mauves. Ce sont aussi des histoires de Johnny Rotten mais au lieu d'exploser, ceux ci auraient magnifiquement rouillés.
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