lundi 13 mai 2013
Interview : Colleen (Cécile Schott)
Certaines soirées mettent du temps à se révéler. Celle ci eut lieu il y a une douzaine d'années, dans le sud de Paris, dans une maison en colocation où R. des Ultra Milkmaids avait organisé un barbecue, c'était l'été.
Dans le salon la chaîne Hi Fi est à plein volume et R., large sourire aux lèvres, exhibe fièrement la pochette de son vinyle de Jan & Dean.
A l'extérieur, dans la cour, Tamara des Konki Duet discute avec Sébastien Roux dont les yeux se mettent à briller quand il chante Discipline de Throbbing Gristle. Tamara sourit elle aussi, une kronenbourg à la main. De retour dans la maison, Cécile Schott est assise dans ce que je me rappelle être un large canapé, l'air un peu timide. Y., l'autre moitié des Ultra Milkmaids, l'encourage : "Mais si, tu t'en fou, ta démo elle est bien, tu l'envoies à un label et ça va le faire... Mais non, ya pas de raisons... jsuis sûr que ça va marcher". Un peu plus loin Sébastien Roux joue frénétiquement un riff de Metallica sur une guitare folk. Enter Sandman, peut être.
Puis quand tout le monde est couché, je me rappelle R. & Sébastien Roux qui partent au levé du jour avec une pelle à poussière en métal, l'air déterminé, pour tenter d'assommer le coq du voisin qui les empêchent de dormir ; et leur mine vaincue quand ils reviennent en bredouillant "'tain, le grillage est trop haut"...
Depuis Colleen a joué son premier concert au Batofar en 2002, avec My Jazzy Child et une petite machine à bulles un peu baveuse, avant de signer en 2003 pour trois albums sur le label Leaf. Dix ans plus tard, après quelques déboires avec Leaf, deux tournées très denses en 2007 et 2008, et une absence introspective de quelques années, elle sort sur le label Second Language son quatrième album : The Weighing Of The Heart. Si vous avez jamais écouté le Sea Shells de Peggy Lee, son album aux textes sous marin sur des airs de harpe et de harpsichord, vous aurez une idée de l'ambiance générale du dernier disque de Colleen. Pour les détails, on y retrouvera aussi des échos de Laurie Anderson - période Big Science - dans le travail des voix, et certaines répétitions minimales de Wim Mertens - comme sur Maximizing the Audience.
Tout le reste, comme les accordages non standard de sa Viole de Gambe, son grain de voix envoûtant ou ses réponses à nos vingt questions lui appartiennent pleinement.
1. Votre 1er souvenir musical ?
C’est vraiment difficile pour moi de définir un premier souvenir musical “général”, par contre je me souviens d’un cousin plus âgé que moi, quand j’avais peut-être 6 ans, qui avait reçu un petit orgue Bontempi en cadeau et j’avais tout de suite adoré. Par la suite mes parents m’achetèrent un Bontempi rouge, que l’on entend d’ailleurs (très ralenti) sur le morceau « A swimming pool down the railway track » dans mon premier album Everyone alive wants answers. En tout cas, ça a été sans nul doute mon premier contact avec un instrument, et c’est presque émouvant pour moi de penser à la petite fille de 6 ans que j’étais alors qui ne pouvait avoir aucune idée de l’importance qu’allait prendre la musique et les instruments dans sa vie !
2. Le meilleur disque que l’on vous ait offert ? Le pire ?
Je vais détourner légèrement votre question car dans ma vie les disques qu’on m’a prêtés ont eu bien plus d’importance que les disques qu’on m’a offerts (et je pense qu’on m’en a offert peu en général) : la BO d'Imagine prêtée par une amie du collège, contenant « A day in the Life » des Beatles. Ce morceau, que je continue d’adorer comme au premier jour, a vraiment été LE révélateur pour moi : j’écoutais de la musique, mais à cet âge-là (12-13 ans) j’écoutais surtout ce qui passait sur les grosses radios (j’avais même été abonnée au magazine TOP 50…) et quelques disques plus intéressants appartenant à mon grand frère et à mes parents, mais même si j’aimais la musique, c’était plutôt une toile de fond dans ma vie. Avec « A day in the life », j’ai ENTENDU la musique pour la première fois, et je pense que ça a vraiment changé ma vie.
Quant au pire disque qu’on m’ait offert, je pense que c’est moi très jeune qui ait été responsable des seules horreurs qui sont vraiment rentrées dans ma vie, à savoir des 45 tours qui marchaient à fond quand j’étais petite. Cela dit, j’imagine que même cette musique ultra-commerciale a quand même dû jouer un rôle formateur, même à une échelle microscopique…
3. Le 1er disque que vous ayez perdu ?
Je ne perds pas mes disques ! ;-)
4. Votre nom de groupe de musique imaginaire ?
J’ai déjà eu tellement de mal à trouver mon pseudo que vous n’allez pas me faire créer un nom de groupe de sitôt !
5. A quel moment aimez-vous faire de la musique ?
Je suis une lève-tard, donc plutôt l’après-midi, et si j’ai la chance d’avoir mes instruments avec moi, soir et début de la nuit si je ne suis pas trop fatiguée.
6. A quoi ressemblera la musique dans 50 ans ? dans 5000 ans ?
En 2060, à la musique de 2030 sûrement, puisque visiblement tout semble se recycler par « cycles » de 30 ans. Dans 5000 ans, quelque chose me dit que l’être humain ou l’univers lui-même aura eu raison de notre planète, donc j’imagine qu’il ne restera plus que la musique des sphères…
7. Quelle a été la rencontre capitale de votre vie ?
Trop personnel !
8. Vous accordez votre Viole de Gambe comme une guitare, ce qui produit des sonorités inhabituelles pour une oreille européenne. Que vous apporte cet accordage non-standard ?
En fait c’est un accordage non-standard seulement en relation avec l’instrument (dessus de viole) auquel il est appliqué, puisque bien sûr l’accordage lui-même est connu de n’importe qui ayant une guitare ! Avec ce changement tout simple, j’ai l’impression d’avoir vraiment trouvé l’instrument hybride que je cherchais depuis longtemps : j’avais envie d’un instrument petit et léger (le dessus a à peu près la taille d’un alto), qui pourrait sonner comme plusieurs instruments suivant le style de jeu, et surtout qui ne serait pas connoté musique européenne. Combiné au fait que j’ai commencé à apprendre des bases de percussion, cela m’a vraiment ouvert un champ d’exploration très large, car ça m’a amené à une approche plus rythmique dans mon jeu sur instruments à cordes (violes et guitare), et je pense que j’en ai encore pour de nombreuses années avant d’avoir fait le tour des possibilités.
9. L’album idéal pour l’apéro ?
N’importe quel très bon disque de musique jamaïcaine : des années 60 jusqu’au début 80, c’est une musique qui regorge de pépites, et qui systématiquement me met de bonne humeur.
10. Votre featuring rêvé ?
Lee Perry sur ma musique peut-être ?
11. Le disque dont vous ayez peur ?
La musique peut faire peur ?
12. Vous avez fait un grand nombre de date live entre 2007 et 2008, puis vous avez souhaité ralentir le rythme, jusqu’à ce nouvel album. Quelle est votre position sur la métamorphose du monde musical que nous vivons actuellement entre autres vis à vis du statut de l’objet enregistré et celui du live ?
Je pense que la situation aujourd’hui est vraiment complexe : les téléchargements pirates ne sont que la partie émergée de l’iceberg et je trouve assez hypocrite que la plupart des débats se focalisent là-dessus. Je trouve tout aussi «réductrice» la position des personnes prônant le tout libre/tout gratuit, et la diabolisation de la SACEM par des personnes qui ne s’y sont jamais inscrites et qui donc ne peuvent pas vraiment savoir ce qu’ils gagneraient à le faire : généralement, ces personnes, en prônant le tout libre, ne prétendent pas vivre de leur musique, or je pense qu’il y a bel et bien la place pour un monde où un musicien pas forcément «commercial» gagne sa vie grâce à ses droits d’auteur et à ses enregistrements, sans diaboliser ni les «pirates» ni les organismes officiels type SACEM.
Pour moi le chaînon manquant dans ces débats sur le futur de l’industrie musicale, c’est une discussion réelle sur les problèmes liés aux manquements des labels par rapport à leurs obligations contractuelles : en 10 ans de musique à niveau «professionnel», j’ai connu énormément de musiciens de tous pays et genres musicaux, sur des labels de taille variée, et mis à part un ou deux musiciens, je n’ai jamais rencontré personne qui m’ait dit être sur un label lui communiquant ses comptes (chiffres de vente, dépenses, et tout ce qui tourne autour de l’exploitation d’un disque) en temps voulu et lui payant ensuite ses royalties sans qu’il ait à réclamer son dû de manière soutenue sur des périodes de plusieurs mois, voire plusieurs années (et ceux qui arrivent à se faire payer sont dans la minorité «chanceuse»). Cette situation est tout simplement dégradante pour tous les musiciens qui la vivent, et révoltante, et pourtant, (presque) personne n’en parle !
Je crois que vivre de sa musique aujourd’hui, c’est ça : travailler dur d’un point de vue administratif pour essayer d’obtenir des droits provenant d’organismes type SACEM qui ont l’énorme avantage de payer tous les 3 mois sans avoir besoin d’être relancés, savoir être ferme (euphémisme) avec son label lorsque c’est nécessaire, et arriver à ne pas se laisser «bouffer» par toutes ces considérations déprimantes lorsque vient le moment de faire de la musique.
Quant au statut de l’objet enregistré, je crois qu’il est plus que jamais nécessaire de faire un objet réellement beau, qui justifiera pleinement l’achat du disque-objet. Pour ce qui est du live, pour moi ça reste vraiment important premièrement d’un point de vue musical, deuxièmement parce que c’est le moment où je peux rencontrer les gens qui écoutent ma musique, font le geste d’acheter le disque, etc – bien sûr le concert est un événement musical et visuel, mais pour moi c’est avant tout une rencontre humaine.
13. Le morceau méconnu que tout le monde devrait connaître ?
Il y en a tellement, mais je dirais les deux premiers morceaux extraits de cet album absolument merveilleux : African Brothers Band (International) - Tribute To Dk.
14. L’album que vous n’aimeriez pas être ?
Dans la vie j’essaie plutôt de dire les choses positives et si je n’ai rien de positif à dire alors je me tais, donc là je vais faire pareil.
15. Vous avez joué sur plusieurs titres des Ultra Milkmaids (sur l’album Pocket Station et sur The Chickens in the Kitchen), quels rapports entretenez vous avec eux et leur musique ?
Cela fait longtemps que je n’ai pas vu Yann et Rodolphe étant donné la distance géographique qui nous sépare, mais les rencontrer en 1995 a été pour moi un moment décisif : cela m’a ouvert d’autres horizons en termes de musiques à écouter (ce sont eux qui m’ont fait découvrir le premier album de This Heat – un autre disque qui a changé ma vie), mais surtout cela m’a montré une autre manière de faire de la musique : ils ont été les premières personnes que j’ai vu utilisant l’ordinateur, en conjonction avec de vrais instruments, et je pense que même si moi-même je n’ai pu me servir d’ordinateur que bien longtemps après, j’ai vraiment eu de la chance de pouvoir rencontrer des personnes travaillant ainsi à cette époque-là, bien avant l’explosion électronica et bien avant que l’informatique pour tous se développe. Je pense qu’en France ils ont été de vrais pionniers et des vrais passionnés!
16. La reprise que vous aimeriez faire ?
Je suis en train de travailler sur deux reprises actuellement, je vais les jouer en live donc je ne dis rien pour préserver la surprise, mais ce sont deux morceaux que j’adore donc je suis vraiment heureuse de m’y être attelée !
17. « Imaginez que vous vous réveillez demain, et la musique n’existe plus. Il n’y a plus aucun instrument, aucun enregistrement sur terre. » Que feriez vous ?
Chanter bien sûr, et ramasser tout objet qui me permettrait de commencer à faire un peu de musique instrumentale à nouveau : percussion avec bois (s’il en reste), pierres, os ; trouver des cordes et les tendre sur un arc de bois ou une caisse de résonance naturelle pour faire une petite harpe… Bref je ferais sûrement la même chose que ce qu’ont fait nos ancêtres!
18. Le texte que vous aimeriez mettre en musique ?
Je pense que je n’ai pas vraiment ce genre de rapport au texte, c’est-à-dire que je ne vois pas un texte écrit sans musique comme étant «fait» pour être mis en musique – du moins pas pour l’instant.
19. Avez vous déjà eu des hallucinations auditives ?
Non, par contre quand j’enregistre j’ai tendance à m’obséder sur le moindre bruit de fond et c’est très difficile de trouver l’équilibre entre ce qui relève du souci légitime d’obtenir un bon enregistrement et ce qui relève de l’obsession où effectivement on a l’impression de commencer à entendre le bruit de l’air!
20. Comment aimeriez vous mourir ?
Comme tout le monde non ? A un âge avancé, en ayant encore une belle santé mentale et physique, en ayant la chance d’être encore entourée de personnes aimées, tout à coup dans mon sommeil.
Le nouvel album de Colleen, The Weighing Of The Heart est disponible ce jour chez Second Language music. Ecouter des extraits ci dessous, et voir la liste de ces futurs concerts ici :
Aller sur le site de Colleen, sur son souncloud, écouter ses albums sur spotify et voir le site de Iker Spozio, le graphiste qui travaille avec elle.
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